PortraitApocalypse now: Rome ou le côté obscur de la pop

Portrait / Apocalypse now: Rome ou le côté obscur de la pop
Jérôme Reuter, fondateur du groupe, chante en anglais, en italien, en français et en allemand Source: Rome

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Dans le chef-d’œuvre de Paolo Sorrentino, Rome incarne „la grande bellezza“ – soit la grande beauté. Avec Rome, la formation folk industrial de Jérôme Reuter, la beauté se trouve dans le chaos. Focus sur le groupe culte luxembourgeois.

En 1983, The Stranglers chantaient „All roads lead to Rome“. Aujourd’hui, les routes du Luxembourg mènent à Rome, le combo dont les tremblements rythmiques et les cordes crispées ainsi que la voix, grave, du leader s’étendent au-delà de son fief. Ce projet hybride ressemble à un arbre, non un arbre qui cacherait la forêt, mais qui donnerait un avant-goût, sinon une belle image, de la richesse musicale luxembourgeoise. A l’écoute des productions de Rome, les journalistes étrangers, belges, italiens ou français, se positionnent comme des profanes éblouis, affirmant, en substance, qu’il se passe „quelque chose dans ce petit pays“. Traduction: quelque chose de grand. Pour l’étymologie, Rome garde une partie du prénom Jérôme (Reuter), perdant en route l’accent circonflexe du „o“. Cet artiste protéiforme, âme du groupe, a eu l’idée, fort judicieuse, de choisir la capitale de l’Italie, en tant que point central de l’Europe. C’est ainsi qu’il remet, au centre de la carte, la musique du Luxembourg.

Mixe musical

Rome fait du néofolk et du martial industrial, entre Sol Invictus et Laibach. Il s’agit de la partie d’une branche sombre, dans le grand arbre post-moderne. Chez Rome, s’il y a, pour le versant folk, des virages acoustiques en lévitation, gigote aussi, du côté martial industrial, un son sévère, dur du genou. Les rythmiques sont militaires; c’est la guerre. Dans son „Manifeste du futurisme“ (1909), référence de la musique bruitiste ou, au sens large, expérimentale, Filippo Tommaso Marinetti écrit, comme il crie, que la guerre est „seule hygiène du monde“. La musique, en tant qu’hygiène du monde, est une guerre saine.

Rome nage dans la dark wave. Avec cette vague noire, cette marée même, il emporte l’auditeur. Pour paraphraser Léo Ferré: la marée, il l’a dans le cœur, Jérôme. Car ses obsessions musicales, ce sont les chanteurs dits „à textes“ francophones, Jacques Brel et Léo Ferré. Au fond, la musique n’est-elle pas le miroir auditif de nos turpitudes? Rome frotte ces fantômes aux coups d’éclats tribaux; les chansons sont le reflet de l’eau en ébullition qui serait, en fait, la lave d’un volcan en éruption. Et c’est ainsi qu’il rappelle, à qui aurait la mémoire sélective ou une forme d’amnésie partielle, la teneur apocalyptique de Brel et de Ferré.

Jacques Brel est mort en 1978, Léo Ferré en 1993. Qu’auraient-ils fait comme musique, si leur cœur battait encore le tempo? Avec ses opus, Rome propose un embryon de réponse. Zaho de Sagazan, Stromae, Eddy de Pretto ou Barbara Pravi ont beau convoquer Jacques Brel, c’est surtout via les élans lyriques, déclamatoires, lorgnant souvent plus du côté jovial de „La Valse à Trois Temps“ que dans le malaise plombé des „Marquises“ que Rome prolonge l’angoisse et attrape le son, ses textures, y injecte des samples, des jumpscares, des collages poétiques, mais aussi politiques. En fait, la jonction entre Brel et la pop radicale renvoie à Scott Walker, lui qui a repris des titres du Belge („Scott Walker Sings Brel“, 1981) et qui, à partir de „Tilt“ (1995), s’est transformé en crooner du chaos. Comme Jérôme Reuter.

Chansons concernées

En plus de l’élasticité linguistique de Reuter, qui chante en anglais, en italien, en français ou en allemand, sa musique soutient le poids des maux. Là où Léo Ferré était anarchiste, le martial industrial se proclame, en général, apolitique. Rome est un groupe politique: lorsqu’il pose la guerre civile espagnole en toile de fond, les paroles sont engagées, par définition, mais le terme plus approprié serait „concernées“. La musique porte les stigmates du passé.

C’est une question d’origines: l’oncle de Jérôme Reuter est né en Tunisie d’une mère italienne, ayant fui le régime mussolinien, ainsi que d’un père espagnol recherché pour actions antifascistes. „Confessions d’un voleur d’âmes“ (2007) est dédié à la résistance française. Reuter fait part de ses réflexions sur l’Europe, aussi bien dans „Who Only Europe Know“ que dans „Born in the E.U.“, où il détourne en un clin d’œil le „Born In The U.S.A.“ de Bruce Springsteen. Et là où, plus loin, sur „The West Knows Best“, il critique l’hégémonie de l’Amérique.

Si Jérôme Reuter s’inspire de Céline, Burroughs, Brecht, Cioran, Hesse ou Jünger, auxquels on peut ajouter Gabriele D’Annunzio („Sacra Entrata“), ses disques ne sont pas une collection de chansons éparses, mais des concept-albums, avec des histoires qui se font échos comme des chapitres liés. Enfin, par rapport au nom du groupe, Jérôme Reuter utilise la chute de Rome, en guise de métaphore du climat politique actuel, alors que „The Lone Furrow“ (2020) renvoie, via les illustrations, à la Rome Antique. Aussi, le philosophe romain Julius Evola est cité: „Chaque acte de beauté est une révolte contre le monde moderne.“ Cette phrase est à l’image de Rome, jusqu’à son dernier EP, le bien-nommé „World In Flames“.