NationalmuséeFrancis Bacon au Luxembourg – Tranches de tronches

Nationalmusée / Francis Bacon au Luxembourg – Tranches de tronches
„Three Studies for Portrait of George Dyer“, triptyque de petit format (35,5 cm x 30,5 cm) exécuté par Francis Bacon, est actuellement visible  au „Nationalmusée um Fëschmaart“ Photo: Jérôme Quiqueret

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Première œuvre d’art cotée en bourse, en avril dernier, sous la forme d’une société de droit luxembourgeois, le triptyque de Francis Bacon, „Three Studies for Portrait of George Dyer“, est visible pour deux ans au „Nationalmusée um Fëschmaart“. Une certaine idée de la démocratisation de l’art. 

Les tableaux des grands maîtres ont démontré à satiété que leur valeur sait résister au temps qui passe, et même qu’elle augmente en vitesse et avec une faible volatilité comparée à des valeurs refuges comme l’or. L’art est un secteur qui pèse 3.200 milliards de dollars et que les deux plus grandes maisons d’enchères vampirisent. Créé par Yassir Benjelloun-Touimi et le prince Wenceslas de Liechtenstein, la société Artex Global Markets aimerait bien en capter une partie. L’idée est de proposer une nouvelle manière d’investir dans l’art, sans se ruiner et en profitant de la sécurité qu’apporte l’investissement dans une œuvre qui compte parmi les plus chères du monde. 

52 millions


„Three Studies for Portrait of George Dyer“ (1963) avait été acheté à 52 millions de dollars en 2017. Il est offert sept ans plus tard à 55 millions euros, par tranches de 100 euros, aux investisseurs depuis mars dernier.

Artex est une place boursière qui se fait l’intermédiaire entre les investisseurs et les vendeurs. Elle jette son dépourvu sur des œuvres de plus de 30 millions d’euros. „Nous avons besoin d’artistes qui ont passé l’épreuve du temps, dont les œuvres sont établies comme des trophées“, expliquait Yassir Benjelloun-Touimi, ancien banquier chez UBS and Bank of America Merrill Lynch, en mai 2023 dans des propos repris par The Art Newspaper. Ces tableaux offrent une sécurité juridique parfaite et un traçage simple. L’art s’impose alors comme une stratégie de diversification de ses placements. 

Histoire tragique

En mars dernier, „Three Studies for Portrait of George Dyer“ (1963) de Francis Bacon fut la première œuvre d’art de l’histoire à être mise sur le marché. Le tableau avait été acheté à 52 millions de dollars en 2017. Il est offert sept ans plus tard à 55 millions euros, par tranches de 100 euros, aux investisseurs depuis mars dernier. Ce triptyque représente trois portraits de l’amant et égérie de l’artiste britannique Francis Bacon. Il fut exécuté quelques mois seulement après leur rencontre. George Dyer était un petit caïd londonien, et Francis Bacon déjà un artiste reconnu et volontiers flambeur. 

Ces portraits sont porteurs d’une histoire tragique. A la veille de son entrée dans la cour des très grands, de l’ouverture d’une grande rétrospective offerte par l’Etat français au Grand Palais, dont seul Picasso avait jusque-là eu les honneurs, le portraitisé se suicide. Le triptyque figure parmi les 108 tableaux qu’on inaugure sans rien dire de la funeste fin d’une relation vacillante, pour ne pas troubler la célébration du grand artiste natif de Dublin et âgé de 62 ans.

A la rencontre du public

Artex ne veut pas seulement démocratiser l’accès des investisseurs à l’art, mais aussi l’accès du public aux œuvres les plus cotées. Avec l’argent généré par les entrées en bourse, Artex veut aider les institutions culturelles. Au début, il était question d’épauler celles qui „se battent pour survivre“. Mais, à en voir l’identité de la première institution à accueillir un tableau de chez Artex, l’objectif a évolué. En effet, c’est le chemin du „Nationalmusée um Fëschmaart“ que le triptyque de Francis Bacon a trouvé. Cela a plutôt à voir avec la place financière qu’avec des difficultés du même ordre. En effet, chaque œuvre est mise en bourse sur le marché, au moyen de la création d’une société de titrisation de droit luxembourgeois. 

Par amitié, j’ai toujours compris deux personnes qui se déchirent et essaient par là d’apprendre quelque chose de l’autre

Francis Bacon, peintre

Le triptyque a intégré l’exposition permanente „Collections/Revelations“, inaugurée en mars dernier. Ce n’est certes pas la première fois que Francis Bacon est exposé au Grand-Duché. On avait pu consulter deux de ses œuvres lors de l’exposition collective „From London“, à l’automne 1995, en compagnie de Lucian Freud, Leon Kossoff, Michael Andrews, Frank Auerbach et R. B. Kitaj. A cette occasion, le public avait pu se familiariser avec des déclarations fracassantes de l’artiste comme la suivante: „Par amitié, j’ai toujours compris deux personnes qui se déchirent et essaient par là d’apprendre quelque chose de l’autre.“ L’exposition avait été aussi accompagnée d’une chorégraphie de Johann Kresnik autour des peintures de Bacon.

Narration payante

À l’occasion de cette nouvelle mostration, le directeur du „Nationalmusée“, Michel Polfer, a salué la création d’une nouvelle forme de partenariat public-privé qui est aussi l’unique moyen de voir une telle œuvre. Il soulignait que la venue du tableau ne coûtait rien, en termes de logistique et d’assurance. Néanmoins, le prêt du tableau implique un accompagnement didactique sous forme de conférences et d’ateliers. Artex a intérêt à la mise en valeur de l’œuvre prêtée. La valeur d’une œuvre prêtée augmente „en devenant partie d’une narration“, donnait à considérer Yassir Benjelloun-Touimi en 2023.

Si la grande rétrospective funeste a concouru à l’entrée de Francis Bacon au sommet, le philosophe français Gilles Deleuze a tout fait pour l’y maintenir, dix ans plus tard, en lui consacrant „Logique de la sensation“. Avoir ses mots en tête en se rendant au musée du Marché-aux-Poissons, peut aider à saisir l’importance du peintre et de son œuvre. Il avance l’idée que les figures de Bacon puissent être „une des réponses merveilleuses à la question: comment rendre visibles des forces invisibles?“ Bacon ne cherche pas les effets, les mouvements, si souvent exécutés par ses prédécesseurs. Mais à rendre visibles des forces qui ne le sont pas. „L’extraordinaire agitation de ces têtes ne vient pas d’un mouvement que la série serait censée recomposer, mais bien plutôt de forces de pression, de dilatation, de contraction, d’aplatissement, d’étirement, qui s’exercent sur la tête immobile“, écrit Deleuze en traçant un parallèle avec „des forces affrontées dans le cosmos par un voyageur trans-spatial immobile dans sa capsule“. „C’est comme si des forces invisibles giflaient la tête sous les angles les plus différents.“

En affrontant les problèmes de déformation et non de transformation, il s’inscrit à la suite du pionnier en la matière Cézanne, considère le philosophe. Ces déformations „ne sont pas des tortures, quoi qu’on dise: au contraire, ce sont les postures les plus naturelles d’un corps qui se regroupe en fonction de la force simple qui s’exerce sur lui, envie de dormir, de vomir, de se retourner, de tenir assis le plus longtemps possible etc.“ On doit à Bacon, comme à Beckett ou à Kafka, „de proposer des Figures indomptables, indomptables par leur insistance, par leur présence, au moment même où ils représentaient l’horrible, la mutilation, la prothèse, la chute ou le raté“. 

On ne pourra pas en dire autant du deuxième tableau que la société Artex va faire côter en bourse, comme elle vient de l’annoncer. Il s’agit d’„Abstraktes Bild (809-4)“, de Gerhard Richter, tableau vendu pour 34,4 millions de dollars en octobre 2012.